LES ECHOS

La « sacémisation » de la création intellectuelle ouvre une opportunité pour la souveraineté française et européenne

Les IA génératives menacent l'économie de la création. Il s'agit pourtant du premier atout concurrentiel de l'Europe. Alors que les gouvernements européens peinent à négocier avec les Big Techs, Vincent Lorphelin et Christian Saint-Etienne proposent une « sacémisation » de la création intellectuelle.

On le sait depuis longtemps, l'Europe s'enfonce dans la vassalisation numérique car, contrairement aux Etats-Unis et à la Chine, elle est absente de toutes les positions
stratégiques, dont l'intelligence artificielle. C'est la conséquence de son organisation
bureaucratique sans vision ni ambition de puissance.

Pour l'AI Act, en particulier, tout avait mal démarré. Le gouvernement français, voulant protéger sa pépite Mistral contre les revendications des auteurs, qui criaient au pillage de leurs oeuvres par ChatGPT, Dall-E, Suno et leurs concurrents, a supporté la voix des BigTechs. En février, il a fait volte-face pour ne plus opposer IA et culture. Mais sa première ligne politique a été prolongée par la Suède et la Pologne pour ne pas froisser Donald Trump en pleine négociation des droits de douane. Les auteurs, qui voulaient forcer la rémunération de leurs oeuvres par l'AI Act, ont pris la mesure de leur risque sur le terrain légal et sont maintenant prêts à la négociation.

Le rapport de force n'est pourtant pas complètement déséquilibré. Les fournisseurs d'IA générative ont aussi besoin de contenir leur risque juridique ainsi que leur risque d'image. On se souvient que celle d'Apple avait souert de l'obsolescence programmée et celle de Meta du manque de sécurité des données personnelles. Les Big Techs voudront éviter d'apparaître comme des prédateurs de la création humaine. Ils ont aussi besoin d'assurer un accès à des bases de contenus de qualité, pour améliorer leur offre et éviter la dégénérescence des modèles par un surrecyclage des contenus artificiels.

Protéger l'économie de la création

Quel est l'enjeu ? L'économie de la création, bien entendu, menacée de mort par les IA génératives. Mais, au-delà des oeuvres d'auteurs, le moissonnage des expertises du droit, du journalisme, de la médecine, puis celui des savoir-faire de l'ingénierie, de la communication et de l'artisanat, menace finalement tout le capital humain. Or, il s'agit du premier atout concurrentiel de l'Europe, qui compte 450 millions d'habitants éduqués. Les auteurs et ceux qui les soutiennent sont en première ligne, mais ils défendent indirectement tous les Européens.

Hélas les premières étapes de leurs négociations sont pour l'instant bien timides : la SACEM, premier représentant français et mondial des auteurs, déclare discuter avec les GAFAM, tout en reconnaissant qu'ils jouent la montre. Le Ministère de la Culture, dansson rapport « stratégie d'action IA », renvoie la responsabilité à la Commission européenne qui, pour sa part, laisse l'AI Act dans un flou prudent. L'Etat, via Bpifrance, annonce un soutien « exceptionnel » de 500 millions pour la filière musicale, qui n'est en fait que la continuité des financements existants. Bref, c'est juste ce qu'il faut dire pour donner l'impression d'agir.

L'importance du capital humain

Pourtant, une stratégie ambitieuse consisterait premièrement à élaborer une vision :rétablir la puissance européenne grâce au capital humain. Il faut renouer avec l'esprit de
la concurrence par les « savoirs utiles », aux sources philosophiques de l'Europe, et à
l'opposé de l'idéologie mortifère de la fin du travail, prétendument dépassable par l'IA.

Deuxièmement, il faut fixer un objectif : créer une plateforme souveraine, et à portéemondiale, de valorisation du capital humain, matière première abondante, précieuse et
renouvelable. Comme les contributeurs des réseaux sociaux sont souvent des auteurs
qui s'ignorent, cette plateforme collectera tous les contenus numériques susceptibles de
protection intellectuelle. L'ensemble sera « sacémisé », c'est-à-dire accessible pour
l'entraînement des IA génératives, qui rémunéreront en retour les créateurs au prorata de
l'utilité relative de leurs oeuvres.

Troisièmement, définir des modèles d'affaires par filière. Il faut se souvenir qu'entre 2000et 2015, le piratage massif de la musique en avait dévasté l'industrie. En revalorisant les contenus de 0 % à 70 % du chiffre d'affaires, le modèle du streaming légal comme Spotify est devenu prépondérant et a fait rebondir le secteur. Les algorithmes de rémunération feront l'objet de gouvernances locales selon nos critères de l'originalité des contenus, et non ceux des Américains et des chinois, qui reflètent leurs valeurs.

Soutien financier et projet européen

Quatrièmement, soutenir financièrement les opérateurs et fabricants pour construireune infrastructure intégrée, souveraine et verte : énergie, data center, cybersécurité et microprocesseurs spécialisés, modèles d'IA éthiques et frugaux, protégés par des brevets
clés.
Le partenariat de Mistral avec Nvidia, pour fournir un environnement technique auxIA des entreprises, les investissements de MGX et Brookfield dans des data centers sont les premières briques de la pyramide.

Cinquièmement, développer un projet intergouvernemental, avec d'autres payseuropéens, pour un écosystème industriel du capital humain. À commencer par sa montée en compétences pour la conception et la maîtrise des IA, les compétences sociales pour les gouverner, les compétences émotionnelles pour servir les personnes avec l'aide de l'IA, qui seront nécessaires à la révolution des ressources humaines.

Ce projet essentiellement politique est à la portée du gouvernement français, sansattendre les leviers incertains de l'AI Act ni les décisions judiciaires américaines. En accompagnant avec ambition et vigueur la négociation des auteurs, il peut nonseulement défendre leur créativité, mais aussi construire une colonne vertébrale industrielle pour l'Europe.