LE MONDE

« N’oublions pas l’intelligence collective »

Vouloir engager une réflexion nationale sur l’intelligence artificielle est un piège politique que le gouvernement se tend à lui-même. Pour l’éviter, il vaut mieux chercher la synthèse de l’intelligence artificielle et de l’intelligence collective.

Le premier ministre a confié au député et mathématicien Cédric Villani une mission sur l’intelligence artificielle (IA) pour l’éclairer et « ouvrir le champ à une ­réflexion nationale ». L’enjeu est de taille. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, et Eric Schmidt, président exécutif de Google, pensent pouvoir, grâce à l’IA, « réparer tous les problèmes du monde ».

Ce courant de pensée est puissant, mais critiqué pour ses dérives « solutionnistes ». Demander à l’IA de ­résoudre le problème des sans-abri reviendrait à lui laisser les effacer en temps réel dans nos lunettes de ­réalité augmentée. Si perfectionnée soit-elle, l’IA ne sait pas contextualiser les problèmes pour les élucider, et se précipite trop tôt sur de fausses solutions. C’est pourquoi Elon Musk, fondateur de Tesla, craint le scénario de Terminator : « Jusqu’à ce que les gens voient vraiment des ­robots tuer des personnes, ils ne sauront pas comment réagir, tellement ça leur paraîtra irréel. » Pour contrer ce funeste destin, il a créé la société Neuralink, destinée à augmenter nos capacités cérébrales grâce à de minuscules composants électroniques entrelacés entre nos 86 milliards de neurones.Un deuxième courant de pensée « transhumaniste », lui-même critiqué pour être un remède pire que le mal.

Occasions ratées

A l’inverse, l’intelligence collective (IC) veut augmenter la coopération entre les humains. Un rêve ancien resté inachevé. L’intelligence est ­certes interconnectée avec Internet et collaborative avec Google et les ­réseaux sociaux, mais elle est encore peu collective. Ce développement s’est toujours heurté aux limites du bénévolat, de la gouvernance partagée ou de l’organisation hiérarchique. A chaque fois qu’une dynamique d’invention collective s’est mise à bouillonner, pour lancer la machine à vapeur ou la micro-informatique, elle s’est figée dès les premiers succès. Les contributeurs se disputent la propriété des fruits de l’IC et, lorsqu’ils essaient de résoudre le ­dilemme entre propriété privée ou commune, ils s’enlisent dans le clivage capitalisme-communisme.

Le thème de l’IA conduit mécaniquement aux thèses solutionniste et transhumaniste, et son inverse l’IC conduit aux antithèses capitaliste et communiste. Bloquée dans ces oppositions, la pensée ressasse les craintes du chômage, de colonisation numérique, de fuite des cerveaux, d’impossibilité de régulation et de perte de souveraineté. Elle ­sécrète ainsi un poison anxiogène qui intoxiquera toute réflexion ­nationale. Le gouvernement, qui n’aura aucun argument solide face à ces craintes, dépensera son énergie à ne pas se laisser contaminer. On ­exhortera l’IA à être plus « verte » et responsable, on durcira les contrôles administratifs, on dispensera quelques saupoudrages pour adoucir le mal, et on finira par ranger le tout dans le tiroir des occasions ratées.

Pourtant notre histoire a déjà été confrontée à ce type de situation. Pour faire émerger une nouvelle ­intelligence du monde, Descartes établissait au XVIIe siècle la prééminence du raisonnement. Isaac ­Newton lui opposait celle de l’observation, constatant qu’une pomme est attirée par la Terre comme les ­planètes par le Soleil. Cette querelle de deux sciences incomplètes a alimenté de vains débats pendant presque un siècle. Il a fallu attendre les Lumières pour inventer la synthèse du raisonnement et de l’observation par la science moderne. Alors seulement celle-ci a pu se développer pour résoudre les grands problèmes de son temps – la misère, les épidémies et la mortalité infantile.

Nouvelle science

De même, aujourd’hui, la réflexion doit se focaliser sur la synthèse naissante des intelligences IA + IC. Celle-ci se dessine grâce à un foisonnement de jeunes expériences pour mieux coordonner les automobilistes et accroître la sécurité routière. Pour partager images médicales et expertises, et améliorer la prévention des risques. Pour enrichir et simplifier la coopération entre les équipes marketing et leurs clients, entre élèves et professeurs. Pour mesurer, sur les plates-formes « décentralisées », la valeur de chaque ­contribution, lui attribuer des parts de copropriété et sortir du travail gratuit habituellement récolté par les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon]. Pour gérer les œuvres collectives et les big data comme des ­copropriétés massives, dépasser les vieux clivages idéologiques sur la propriété et sortir du tout-gratuit lorsque les GAFA les monétisent. Pour mesurer de multiples indicateurs de qualité de vie, les inclure dans les statistiques officielles et gouverner une économie enfin durable. Aucun de ces enjeux n’est accessible à l’IA ou l’IC pris séparément.

En traitant le sujet tel qu’il lui a été confié, l’aboutissement de la mission sur l’IA sera anxiogène pour la réflexion nationale. En ouvrant son sujet à la synthèse de l’IA et de l’IC, la mission Villani pourra orienter les Français et les Européens vers l’avènement d’une nouvelle science ­capable de faire face aux grands problèmes contemporains. Seule une telle vision pourra offrir une alternative aux courants de pensée ­dominants de l’IA et correspondra à nos valeurs, davantage portées par l’intérêt collectif.