LE MONDE

Intelligence artificielle : « Le Parlement européen devrait convoquer immédiatement Elon Musk et l’auditionner à Bruxelles »

Dans le cadre des usages non régulés du robot conversationnel ChatGPT et des dangers de l’IA, l’économiste Vincent Lorphelin invite la Commission européenne, dans une tribune au « Monde », à prendre au mot le patron de Neuralink et à se saisir de sa demande de coopération avec les institutions publiques.

Elon Musk, directeur général de Tesla, met en garde l’humanité contre les dangers de l’intelligence artificielle (IA). Les progrès foudroyants de ChatGPT lui font craindre que « les machines inondent nos canaux d’information de propagande et de contrevérités » au point de « perdre le contrôle de notre civilisation ».

Ce message doit être pris très au sérieux. Elon Musk est sans doute une des personnes les plus légitimes au monde pour parler d’intelligence artificielle (IA). Il est à l’origine de ChatGPT, des voitures autonomes et des fusées réutilisables, fondées sur l’IA.

Il a aussi créé la société Neuralink, spécialisée dans les interfaces commandées par le cerveau sans passer par une souris ou un joystick, et lance un nouveau concurrent de ChatGPT. Il peut même s’autoriser à tacler Mark Zuckerberg et Bill Gates pour leur connaissance « limitée » de l’IA.

Une menace à laquelle il contribue

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Son message est soutenu par des centaines d’experts reconnus. Huit premiers ministres de l’Europe de l’Est exhortent les Big Tech [les Google, Amazon, Tesla, Alphabet, Microsoft, Meta, Intel] à contenir la guerre russe de la désinformation qui vise à « déstabiliser nos pays et affaiblir nos démocraties ». L’OTAN reconnaît que, si la propagande n’est pas nouvelle, son ampleur et son intensité progressent de manière inquiétante. L’Italie a décidé de bloquer l’accès à ChatGPT.

Le Parlement européen devrait convoquer immédiatement Elon Musk et l’auditionner à Bruxelles, puis ses homologues des autres Big Tech. Le message du dirigeant de Tesla exprime une volonté de coopération entre public et privé, dont acte, et l’ampleur de la menace justifie la construction en urgence de parades contre la désinformation.

La première parade consiste à identifier la désinformation. On sait déjà que la principale cause du danger provient du mode de programmation de l’IA, qui aboutit à une « boîte noire » dont personne, pas même les programmeurs, ne peut expliquer les résultats. L’usage malveillant ou militaire de cet outil échappe donc au contrôle de ses concepteurs.

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Des solutions rapides

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Le manque de réglementation des cryptomonnaies n’a pas empêché le Congrès américain de stopper net le projet de monnaie privée de Facebook, la libra, renommée diem. La diffusion publique des auditions a en effet pris le citoyen-consommateur à témoin, ce qui a contraint Mark Zuckerberg de s’engager à ne lancer la libra nulle part dans le monde sans autorisation américaine. Le même levier doit permettre au Parlement européen de mettre un coup de frein à la diffusion des infox par Twitter et les autres réseaux sociaux.

La troisième parade anticipe la prolifération, qui débordera les réseaux sociaux. Elon Musk recommande la recherche de systèmes « plus précis, plus sûrs, interprétables, transparents, robustes, dignes de confiance, loyaux ». Quand on fabrique des bolides, il est souhaitable en effet de les doter de commandes et d’un tableau de bord pour les maîtriser.

Traçabilité des contenus

Cela n’empêche cependant pas leur utilisation malveillante. Les ChatGPT et autres intelligences artificielles génératives construiront massivement des faux sites administratifs, d’entreprises et de presse, et s’intoxiqueront réciproquement avec des contenus dont la véracité sera elle-même estimée par des IA douteuses.

Elon Musk ajoute que ces systèmes devront être « surveillés, réglementés, audités, certifiés », ce qu’on exige aussi de tout véhicule pour circuler. Il n’oublie heureusement pas la responsabilité du constructeur et de l’exploitant pour la « gouvernance » et les « dommages causés ». Comme pour l’industrie agroalimentaire, cette lourde mais nécessaire responsabilité implique la traçabilité des contenus, équivalente à la traçabilité alimentaire.

Or la France et l’Europe revendiquent par ailleurs depuis des années la reconnaissance des auteurs, dont les contenus ont trop longtemps été moissonnés aux seuls bénéfice et contrôle des Big Tech. Ces auteurs ont finalement obtenu un droit de rémunération et un droit de s’opposer à l’exploitation de leurs contenus par les IA, mais ces droits peinent à s’appliquer en pratique. L’audition doit permettre de stabiliser le cadre de responsabilité des grands constructeurs et exploitants d’IA générative, en échange de la traçabilité des contenus et d’une rémunération substantielle des auteurs.

La convocation d’Elon Musk est une occasion unique d’affirmer l’Europe en tant que puissance régulatrice, protectrice de la démocratie et des droits d’auteur.